Boudicca, la Vercingétorix anglaise

On l'appelle aussi Boadicée. Boudicca, reine guerrière du Ier siècle, dirigea la grande révolte des Bretons contre l'occupant romain. Elle est devenue une légende en Angleterre.

Été 60 après Jésus-Christ. A Rome, depuis bientôt six années, règne Néron. Il est dans sa vingt-troisième année. Aux marges du monde romain, grâce à un heureux équilibre d'actions diplomatiques et de démonstrations militaires, la situation est calme. C'est alors qu'éclate la nouvelle : la province de Bretagne s'est soulevée. Avec, à la tête du mouvement, une femme, une reine celte, Boudicca, également appelée Boadicée ou Bonduca. Quasi inconnue des Français, elle fit trembler un temps les troupes romaines. Aussi, pour les Anglais, elle incarne l'esprit de résistance et d'indépendance. Derrière le portrait terrifiant qu'en dressent les historiens antiques Tacite et Dion Cassius, quelle femme, quelles réalités peut-on percevoiret#8194;?

Conquise en 43 par l'empereur Claude, la province romaine de Bretagne occupe pour l'essentiel le sud-est de l'Angleterre, à l'exception de royaumes clients tels ceux des Atrébates et des Icéniens cf.carte, p. xx . Un réseau de routes y a été tissé, autour d'un axe principal Lincoln-Exeter, la « Fosse Way ». A l'est de cette voie, le pays est considéré comme sécurisé ; à l'ouest, il reste plus instable.

Depuis 58, la Bretagne est gouvernée par C. Suetonius Paullinus qui dispose, outre des unités auxiliaires, de quatre légions pour tenir le territoire : la IXe Hispana à Lincoln contrôle le Nord, vers le pays allié des Brigantes  ; la XIVe Gemina à Wroxeter et la XXe à Usk surveillent le remuant pays de Galles, au nord et au sud ; la IIe Augusta à Exeter tient la Cornouailles1. Militaire aguerri et habile - il avait, le premier, franchi l'Atlas en Afrique du Nord -, Paullinus a conduit plusieurs opérations dans le pays de Galles. Son prochain objectif : occuper l'île de Mona Anglesey.

Grenier à blé des Ordovices du pays de Galles, riche en mines de cuivre, l'île passe pour être le dernier asile d'opposants à Rome, druides, dissidents, transfuges. Côté romain, des bateaux spéciaux sont construits, des troupes sont rassemblées. Sur le rivage de Mona les attendent des guerriers en armes, mais aussi des femmes qui brandissent des torches et des druides qui prient. Passée, leur stupéfaction devant un tel spectacle, les Romains l'emportent facilement. Paullinus installe une petite garnison et rase les bois sacrés où avaient lieu des sacrifices humains.

C'est là, pendant qu'il conduisait ces opérations, qu'il apprend qu'une partie de la Bretagne s'est soulevée. Ce qui deviendra la grande rébellion bretonne a éclaté, brusquement. La révolte a pris naissance chez les Icéniens, un peuple puissant, allié et client de Rome, installé dans l'actuel Norfolk, une région que Rome pensait s'être attachée. Déjà en 48, les Icéniens avaient déclenché une violente agitation. Depuis, le calme semblait assuré. Pourtant, ce qui n'aurait pu être qu'un incident va dégénérer. Le vieux roi Prasutagus, célèbre pour sa richesse, ami de Rome qui l'avait installé à cette place, meurt sans fils ; il a désigné comme héritier ses deux filles et l'empereur Néron. A ses yeux, il s'agit de préserver une semi-indépendance, les femmes pouvant régner dans les pays celtes : « Pour l'exercice du pouvoir, les Bretons ne font aucune distinction entre les sexes » , signale Tacite.

Rome, en revanche, voit dans cette succession l'occasion d'intégrer le territoire icénien à sa province. Une intégration menée brutalement : l'épouse du roi, la reine Boudicca, est rouée de coups ; ses deux filles sont violées ; l'aristocratie icénienne est dépouillée de ses biens et certains de ses membres sont mis en esclavage. Mortifiée, la reine pousse à prendre les armes et entraîne dans sa révolte les Trinovantes qui vivent dans l'Essex et le Suffolk voisins. Le mouvement fait tache d'huile : d'autres peuples s'y agrègent.

Des causes plus profondes peuvent expliquer l'ampleur de ce soulèvement. Ainsi, sans en être assuré, on évoque souvent, derrière Boudicca, la présence de druides, dont les activités politiques et religieuses avaient été interdites en Gaule par Rome. Surtout, la domination romaine a bouleversé la vie traditionnelle des populations celtes. A la nouveauté que constitue l'installation d'étrangers, la présence militaire, le tribut annuel à payer, les impôts, le recensement, s'ajoute le poids de l'administration romaine. Decianus Catus, le premier procurateur fonctionnaire chargé des finances publiques connu en Bretagne, se montre brutal envers ses administrés, met le pays en coupe réglée, récupère les richesses que l'empereur Claude avait octroyées aux notables locaux.

Mais Decianus Catus n'est pas le seul à faire sentir le poids de cette occupation. Sénèque, le philosophe conseiller de Néron, qui avait prêté 40 millions de sesterces aux Bretons, exige le paiement immédiat de ses créances. Sur place, des vétérans romains, aidés par des soldats d'active, chassent des habitants de leurs maisons, les expulsent de leurs terres dont ils prennent possession.

Tout a poussé les Bretons à se coaliser : la perte de l'indépendance, l'humiliation d'être traités en vaincus plus qu'en alliés, la dévalorisation de l'aristocratie locale, les excès du fisc, peut-être une centuriation2 menée sans ménagement, et le sentiment diffus que leur mode de vie antérieur disparaissait. Toutefois, cette situation explosive aurait pu s'atténuer avec le temps.

C'est là qu'intervient Boudicca : par sa personnalité, par ses discours, par ses actions, c'est elle qui déclenche l'insurrection. A-t-elle tenté et réussi un coup de force pour s'emparer du pouvoir à la mort de son épouxet#8194;? C'est possible. Quoi qu'il en soit, pour les Romains, son avènement apparaît illégitime.

C'est du moins ce qu'écrivent Tacite vers 55 - vers 117 et Dion Cassius 160-2353. Mieux, ils donnent des portraits de Boudicca qui, au-delà des lieux communs, présentent des éléments vraisemblables, notamment en ce qui concerne les fonctions d'une reine bretonne au milieu du Ier siècle ap. J.-C. même si Tacite ne qualifie jamais Boudicca de reine, précisant simplement qu'elle est de sang royal.

Portrait physique par Dion Cassius : grande, allure terrifiante, voix rauque, yeux ardents, chevelure rousse qui cascade jusqu'aux hanches. La reine porte un torque d'or incurvé près de 200 torques ont de fait été retrouvés en pays icénien, à Snettisham, dans des dépôts rituels. Elle se drape dans un épais manteau retenu par une fibule qui recouvre une tunique multicolore, un assemblage de couleurs que les Celtes appréciaient et qui a été comparé aux tartans écossais.

Portrait moral par Tacite : intelligence, courage, sens de la famille et de l'honneur, amour de la liberté, charisme. Des portraits certes convenus, caractéristiques de la femme barbare de haute naissance par opposition à la matrone romaine, mais riches de renseignements.

Boudicca le nom signifierait « la Victorieuse » détermine la politique et s'affirme comme chef de guerre - « dux » dit Tacite, un mot que l'historien n'emploie généralement pas pour qualifier une femme. A ce titre, elle lève les armées, harangue les troupes et guerroie, montée sur un char. Rien d'original, sauf pour un Romain : les Bretons ont coutume de combattre sous la conduite de femmes qui assistent, voire participent au combat.

Boudicca assume également des fonctions religieuses ainsi que le signale son torque d'or4. Prêtresse, elle invoque la déesse Andraste et pratique la divination avant la bataille, un art essentiel chez les Celtes. L'originalité vient du moyen utilisé, un lièvre que Boudicca sort de ses vêtements, lance et dont elle observe la course. Un exemple unique dans le monde antique.

Toutefois, ce geste est à rapprocher de la place particulière que cet animal occupe dans le monde celtique, particulièrement en Bretagne où il est associé à des sanctuaires. « Selon la loi divine, il est interdit aux Bretons, note César, de manger du lièvre, de la poule et de l'oie ; cependant, ils les élèvent par goût et par plaisir. » Dans l'attention que porte Boudicca à la course du lièvre, c'est un signe divin favorable qu'elle attend. Quant à la déesse que la reine prie, appelée tantôt Andraste, tantôt Andate par Dion Cassius, elle n'est connue que par ce texte. Les circonstances au cours desquelles elle est invoquée permettent de la considérer comme celle qui donne la victoire, qui est sollicitée avant le combat et que l'on remercie après l'avoir emporté.

La campagne militaire est brève. Impossible de discerner des objectifs à long terme sauf celui de chasser les Romains, mais les visées immédiates de la reine sont perceptibles. Le moment était bien choisi : en débarquant à Mona, Suetonius Paullinus a découvert ses arrières, « ce qui offrit une occasion à l'ennemi » , reconnaît Tacite. Les Romains isolés et dispersés sont attaqués. S'instaure un climat d'insécurité. Mais le premier vrai objectif militaire est la destruction du symbole de la présence romaine, la ville de Camulodunum Colchester, une colonie romaine fondée en territoire trinovante et peuplée de vétérans. Arrogante dans sa certitude d'imposer la paix, cette ville ouverte, sans murailles, capitale administrative de la province, s'enorgueillit de ses monuments. Parmi eux, le temple au divin Claude, lieu du culte impérial pour la célébration duquel la noblesse locale indigène s'est ruinée.

Survient une série de prodiges : ils épouvantent les populations romaines, enthousiasment les Bretons. La statue de la Victoire - et le régime mis en place par Auguste se fonde en partie sur ce culte - s'écroule et se retourne comme si elle reculait devant des ennemis. Pire : des femmes annoncent la ruine de la cité, d'autres entendent dans la curie des langues barbares ; le théâtre retentit de hurlements et la Tamise renvoie l'image de la colonie détruite. On demande de l'aide : arrivent 200 hommes mal armés envoyés par le procurateur Decianus pour grossir un maigre effectif militaire.

La ville est prise, pillée, incendiée par une armée de rebelles forte d'environ 120 000 hommes. Le temple de Claude, dernier îlot de résistance, tient deux jours avant d'être submergé. Du butin provient vraisemblablement une remarquable tête de bronze de l'empereur Claude retrouvée en 1907 dans la rivière Alde où elle fut peut-être jetée en offrande elle se trouve aujourd'hui au British Museum.

Deuxième objectif : détruire les bases arrière de Paullinus, éviter une jonction entre les forces romaines et isoler le gouverneur à l'ouest, dans un pays mal pacifié. Venue de Lincoln au secours de Camulodunum, la IXe légion Hispana , conduite avec légèreté par Q. Petilius Cerialis Caesius Rufus, est sévèrement étrillée. Son commandant s'échappe avec la cavalerie ; l'infanterie est massacrée. C'est le premier vrai engagement entre les forces romaines et les rebelles. Un sentiment de panique touche alors l'administration romaine : le procurateur s'enfuit et passe en Gaule. Les rebelles, eux, voient leurs forces s'accroître ; elles dépasseraient, selon Dion Cassius, les 200 000 hommes - chiffre peut-être excessif, mais qui prendrait en compte femmes et enfants. Jamais, cependant, toute la Bretagne ne se souleva.

Reste à affronter Suetonius Paullinus. Délaissant Mona, le Romain regroupe ses forces sans dégarnir les territoires qu'il vient de pacifier, perce à travers des régions peu sûres, rejoint Londres, le port commerçant de la province où se trouvent négociants, marchands et de nombreux fonctionnaires romains. Jugeant la ville indéfendable, il l'abandonne et marche vers le nord. Les Bretons prennent Londres et la brûlent avant de se lancer à la poursuite de Paullinus. En route, ils dévastent Verulamium près de Saint Albans. Les trois agglomérations les plus dynamiques du sud de la province sont ainsi réduites en cendres. Dans les trois cas, des témoignages archéologiques attestent la réalité de ces destructions. Au total, près de 70 000 citoyens romains et alliés périrent.

Paullinus et environ 10 000 hommes, des légionnaires de la XIVe légion, un détachement de la XXe légion et des troupes auxiliaires, se replie dans les Midlands. Fait défection la IIe légion dont le préfet de camp, Poenius Postumus, refuse d'obéir. La rencontre a lieu à l'automne 60. Paullinus, assure Tacite, choisit soigneusement le terrain du combat, un défilé fermé par un bois, flanqué par des collines, qui s'ouvre sur une plaine où s'étalent ses ennemis. A l'inverse, Dion Cassius affirme qu'il est contraint au combat par les Bretons. La description du combat que donne Tacite penche en la faveur de ce dernier. Mais on ne sait exactement où a lieu la confrontation.

Près de Mancetteret#8194;? près de Towcesteret#8194;? L'affrontement est rude et longtemps indécis. Les chars et la cavalerie bretonne voltigent. Boudicca, avec ses filles, encourage ses troupes. Mais les Romains chargent sans se désolidariser en formation de coin, auxiliaires et cavaliers se tenant aux ailes. Les Bretons, empêtrés dans leurs chariots où se pressent les femmes et les enfants, ne peuvent ni reculer pour reformer une ligne de défense, ni s'enfuir. Le combat bascule en faveur des Romains, qui n'épargnent ni les femmes, ni les bêtes de somme ; 80 000 Bretons périssent, un nombre considérable si on le compare aux pertes romaines : 400 tués, autant de blessés. Quant à Boudicca, on ne sait si elle s'empoisonne à l'issue de la bataille ou meurt peu après de maladie.

La reprise en main fut impitoyable. Poenius Postumus, l'officier qui avait désobéi, se donne la mort. Les autres légions reçurent des noms rappelant leur victoire : la XIVe celui de Martia Victrix , la XXe celui de Victrix . Pour ramener l'ordre, les troupes romaines furent renforcées par plusieurs contingents venus de Germanie. Ravagés par le fer et par le feu ainsi qu'en témoigne l'archéologie, les territoires des vaincus furent quadrillés de forts par Paullinus. Cependant, les Bretons n'avaient pas déposé les armes.

C. Iulius Alpinus Classicianus, le nouveau procurateur, un provincial originaire de Trèves, comprit que la méthode forte, loin de rétablir la paix, prolongeait l'insécurité et s'opposa à Paullinus. Peu après, vers le milieu de l'année 61, Paullinus est remplacé par P. Petronius Turpilianus. Une nouvelle politique de conciliation, qui table sur le loyalisme des notables, est mise en place. A Rome, Paullinus est honoré par un congiaire distribution de biens ou d'argent à la plèbe et Néron est acclamé, à la suite de la victoire de son général, comme imperator pour la huitième fois. En Bretagne, dès 63, la paix est restaurée. Malgré son échec, ou peut-être à cause de lui, la figure de la reine des Icéniens passionne les historiens britanniques. C'est leur Vercingétorix, leur Arminius5. Mais alors que ces deux héros nationaux n'ont été exhumés qu'à partir du XIXe siècle, Boudicca renaît dès le XVIe siècle en Angleterre. La reine guerrière sera dès lors déclinée dans tous les genres artistiques et sous toutes les formes.

Deux groupes de statues, dénuées de toute vraisemblance historique, illustrent cette popularité. Le premier, dû à Thomas Thorneycroft qui l'acheva l'année de sa mort en 1885, l'un des sculpteurs préférés de la reine Victoria, se dresse depuis 1902, à Londres, près du Westminster Bridge, à deux pas de Big Ben : il représente la reine quasi victorieuse, sur un char tiré par deux chevaux cabrés. Le second, réalisé entre 1913 et 1915 par J. Havard Thomas, à Cardiff elle est naturalisée galloiseet#8194;!, la montre protégeant ses filles et appelant à la vengeance. Mère et guerrière, comme Victoria lors de la guerre contre les Boers, Boudicca est enrôlée lors des deux guerres mondiales un destroyer porte son nom, avant de se transformer en Maggie Thatcher, la Dame de fer après la guerre des Falkland. Chaque génération se forge sa propre Boudicca, comme si l'image de la reine était inaltérable.

1. Nous avons suivi pour la chronologie A. R. Birley, The Fasti of Roman Britain , Oxford, Clarendon Press, 1981 et pour la situation des camps de légions M. Hassall, dans Les Légions de Rome sous le Haut-Empire , édit. Y. Le Bohec, université Lyon-III, 2000.

2. Il s'agit d'une cadastration qui aboutit à un parcellaire constitué de lots de terres de même superficie, appelés « centurie »

3. Tacite, Vie d'Agricola 5, 3 ; 15-16, 2 ; Annales 14, 31-39. Il connaissait les souvenirs de son beau-père, Agricola, qui avait servi en Bretagne lors de la révolte et qui, plus tard, devint gouverneur de Bretagne. Il avait pu également utiliser les Histoires de Fabius Rusticus, lequel s'appuyait sur les Mémoires de Suetonius Paullinus. Dion Cassius, Histoire romaine 62, 2-12 ; 3-6. Il utilise des sources différentes, peut-être Pline l'Ancien.

4. Ce collier incarne la puissance divine bénéfique et nécessaire à la guerre qui transforme celui qui le porte en représentant des dieux ; il désigne aussi certains membres du clergé celte et assure le lien avec les forces surnaturelles.

5. A la tête de Germains, il vainquit les légions romaines de Varus à Teutobourg, en 9 ap. J.-C.

► Les webdossiers Capes et Agrégation

► La question d’histoire du concours de l’ENS

Rubriques

       Livres         Revues

       Bandes dessinées         Expositions

       Cinéma         Portraits

       Les Classiques

NOUVEAU L'Histoire n°518

Nouveau numéro collection